13.2018/ “On n’est pas d’accord : c’est grave ?”

Analyse 2018 – 13/15

L’analyse en un coup d’œil

À bien écouter les protagonistes d’un conflit, ils évoquent les malentendus, les désaccords, les problèmes, l’agressivité, la violence. Toute la vie sociale – la société – est traversée par des tensions entre personnes et groupes sociaux. Peut-on y échapper ? Est-ce grave ?  Le conflit, une chance, un cadeau, un levier d’action? Peut-être bien ? C’est ce que nous allons examiner à la lumière des problèmes que les parents et les associations de parents nous amènent. La manière de résoudre les conflits, dans l’ici et le maintenant, passe par l’expression des difficultés, le langage est central, il s’agit en somme d’un exercice de communication qui n’est pas naturel, les manières de faire ne sont pas universelles. Elles dépendent des visions du monde de chacun des protagonistes ; de l’identité personnelle de chacun, de son statut, de la société, dans un groupe donné, dans une institution ; des cultures professionnelles et organisationnelles ; et des habitudes culturelles de communication, d’usage de la langue dans une culture donnée.

Télécharger l’analyse dans son intégralité : “On n’est pas d’accord : c’est grave ?”, une analyse de Joëlle Lacroix.

Table des matières

L’analyse en un coup d’œil

On n’est pas d’accord : c’est grave ?

Le conflit, de quoi s’agit-il ?

Les conflits, ses formes

Le conflit est-il le résultat d’une mauvaise communication ?

Le conflit, un mode de communication ordinaire

Facteurs de conflits

Quelles réactions face au conflit ?

Alors, le conflit, une relation sociale comme les autres ?

Le conflit, un mode de communication ordinaire.

Nommer les choses, libérer la parole : une recette facile et universelle ?.

Conflit et démocratie, une relation positive pour du changement social

Bibliographie et sitographie

ON N’EST PAS D’ACCORD : C’EST GRAVE ?

“Entre ce que je pense, ce que je veux dire, ce que je crois dire, ce que je dis, ce que vous voulez entendre, ce que vous entendez, ce que vous croyez en comprendre, ce que vous voulez comprendre, et ce que vous comprenez, il y a au moins neuf possibilités de ne pas se comprendre.”[1]

Pourquoi est-ce si difficile de parler de ce qui ne va pas, de nommer les difficultés, de dire les désaccords, de poser un problème, pour ensuite inventer et construire une solution commune ? Et si le problème, c’était plutôt le fait de ne pas gérer à temps les malentendus, les désaccords, les problèmes et d’attendre qu’ils dégénèrent en conflits agressifs et violents ?  Selon les spécialistes, c’est essentiellement la prévention de la violence qui doit être activée ; et cela passe par le recours à des techniques de communication appropriées, culturellement centrées (dans d’autres pays, les problèmes se règlent autrement). Pour vous y aider, comptez assurément sur les coachs, formations, guides pratiques : le marché est florissant, dans les librairies comme sur Internet.

Dans la vie de notre organisation, c’est tous les jours que les relations interpersonnelles parents-enseignants et le partenariat collectif parents-équipe éducative nous ramènent à la notion de conflits : conflit avec soi-même, avec un enseignant, avec les membres de l’association de parents, avec la direction (incarnée dans le projet d’établissement). Nous constatons en permanence la difficulté d’une part des parents à adresser pacifiquement leur point de vue aux acteurs de l’école et d’autre part, celle d’une association de parents qui, assumant le rôle légal qui lui est dévolu, est en peine de dire un problème collectif rencontré et de communiquer son analyse de la situation à leur école, comme institution. Les tensions peuvent aussi exister au sein des groupes de parents, qu’ils soient ou non organisés en association de parents : malentendus, désaccords, problèmes, agressivité, violence. Des demandes d’intervention d’un tiers, de médiation, de négociation nous parviennent de plus en plus.

Parodiant la campagne Yapaka[2], des parents sont tentés d’affirmer eux aussi qu’ « un parent difficile a toujours quelque chose à vous dire », en s’adressant aux équipes éducatives. Pourtant, n’en déplaise à ceux qui pensent que les parents sont « parents-roi » et s’imposent de manière intempestive à l’école[3], la plupart du temps, ce quelque chose de déplaisant à entendre reste non-dit. Et quand ces émotions ne sont pas dites, qu’en est-il fait ?

Cette analyse se centre volontairement sur les dynamiques dans les relations interpersonnelles et de groupes. Elle se situe au niveau des personnes et des groupes amenés à collaborer.[4]

Le conflit, de quoi s’agit-il ?

Le mot « conflit » vient du latin « conflictus » [5](heurt, choc) et de « confligere » : lutter. Il renvoie de prime abord à une situation de lutte armée, de guerre. Cette définition suppose un rapport entre deux personnes ou entre groupes de personnes. Le dictionnaire Larousse[6] précise quant à lui qu’il peut s’agir du résultat d’une « violente opposition de sentiments, d’opinions, d’intérêts ». Qu’il s’agisse de lutte armée entre des États, de combats entre deux personnes ou entre deux organisations, il semble bien que le point commun de ces situations conflictuelles soit la dispute du pouvoir, incarnée par des rapports de forces entre des parties aux intérêts, aux attentes, aux avis, divergents.

Aujourd’hui, et par extension, le mot « conflit » est utilisé pour qualifier toute opposition entre des parties qui ne sont pas d’accord entre elles, qui s’affrontent (individuellement ou collectivement) pour faire valoir, imposer, une volonté plutôt qu’une autre. Sont associés au mot « conflit » les mots suivants : désaccord, malentendu, problème, violence, agressivité. Autant de termes qui nourrissent un imaginaire individuel et collectif puissant qui lui-même entretient les peurs d’entrer en conflit, chacun campant sur ses positions. La situation de conflit est rencontrée lorsqu’il y a divergence de vues entre deux ou plusieurs personnes ou groupes de personnes dans un groupe.

Les conflits peuvent porter sur un titre, une fonction, un poste dans une organisation, une entreprise, une association ou sur la détermination d’un projet à développer en priorité, ou encore sur la manière de le définir, de le développer, etc. Ils peuvent être aussi latents – niés et se développer en sourdine – ou ouverts, révélés au grand jour. Gérard Gobert[7] fait une distinction entre les conflits de fond et les conflits émotionnels. Les conflits de fond sont ceux qui portent sur le comportement attendu d’une personne en fonction de statut ou de sa fonction ; ceux qui portent sur des objectifs, des priorités, des échéances, l’orientation générale des activités ; ou encore ceux qui portent sur l’accès à des ressources. Les conflits émotionnels portent sur des incompatibilités interpersonnelles, des émotions telles que la colère, la méfiance, l’antipathie, la peur.  Généralement, on distingue également des niveaux de conflits : intra personnel, inter personnel, intra groupes et inter-groupes.

Je suis partagée entre mon besoin de dire à la direction que ce n’est pas normal d’avoir déplacé le banc de mon fils pour l’isoler de la voisine qui craint d’attraper ses boutons … d’acné ! Et les craintes de mon fils qui a peur des représailles si j’en parle.
L’institutrice de ma fille la traite de perdante devant les autres élèves de la classe ; elle dit qu’elle ne travaille pas assez, mais il faut voir combien elle travaille à la maison.  Je ne vais plus aux réunions de parents pour m’entendre dire que le problème c’est nous !
conflit intra personnel

Combat interne à l’individu, pensées contradictoires, ambivalence des sentiments, dilemme

Conflit inter personnel

Plusieurs personnes s’affrontent, différence de passion, d’opinions, d’intérêt, de manière de faire, mésententes, désaccord 

Conflit intra groupe

Désaccord, heurt, conflit d’autorité ou de pouvoir, concurrence, rivalité au sein d’un groupe constitué, orienté vers un but commun

Conflit inter-groupe

Au sein d’une organisation, ou d’un organe réunissant des parties prenantes de secteurs différents,  groupes distincts, différences d’intérêt, de culture, de valeurs, d’idéologie, de manières de faire

Dans mon association de parents, nous ne sommes plus d’accord avec le Président sur la manière de mener nos travaux ; il décide tout seul, il ne communique pas, nous impose ses choix de façon autoritaire ; certains membres envisagent de tout laisser tomber … l’ambiance est insupportable
Les enseignants nous demandent des sous pour l’achat d’une nouvelle friteuse utilisée deux fois par an ! Notre Association de parents préfère l’investir dans l’aménagement de la bibliothèque de la garderie scolaire ; on ne s’entend pas sur les priorités, c’est souvent comme ça !

Gérard Gobert[8]  rajoute un dernier niveau, celui de l’institutionnel, dont l’existence exerce une violence : il s’agit de la dimension structurelle des institutions, c’est-à-dire de l’ensemble des règles externes auxquelles l’organisation doit obéir et l’ensemble des règles qu’elle-même impose à ses membres et ses usagers, soit, pour rester dans notre champ d’activités, aux parents et aux élèves ; et leurs enseignants.

Les conflits, ses formes

De nombreuses catégorisations de ce concept existent. L’une d’elles, élaborée par Yvan Pottin[9]  propose une typologie qui qualifie, dans les organisations, les conflits en fonction des personnes en présence (leur nombre, leur âge, leur position hiérarchique…), le sujet du conflit (avantage, pouvoir…), l’évolution du conflit (déclaré, latent, refoulé). Cette typologie constitue en fait une grille d’analyse qui peut se révéler pratique pour comprendre où se situent les tensions et comment les apaiser.

conflit 1

conflit 2

 

Le conflit est-il le résultat d’une mauvaise communication ?

Le conflit, un mode de communication ordinaire

Dominique Picard et Edmond Marc[10] ont fait le tour de la question. Selon eux, sociologues, psychologues et philosophes s’accordent pour dire que le conflit n’est pas le résultat d’une mauvaise communication et qu’il ne faut pas en avoir peur. Globalement, ces derniers développent plutôt une vision optimiste, positive du conflit : le conflit est défini comme un mode de relation entre individus, un mode de communication normal, banal, comme l’est le fait de bien s’entendre, de coopérer ou de s’éviter.  Ni plus ni moins. Il ne s’agit pas, selon eux, du résultat d’une erreur de communication, car les problèmes relationnels sont inhérents à la nature et à la dynamique d’une relation. Impossible d’y échapper donc. D’un point de vue relationnel, les relations humaines ne vont pas de soi. Vivre ensemble, c’est compliqué et difficile. Selon eux, le seul endroit où le conflit n’existerait pas serait un monde dans lequel aucune diversité d’êtres humains, d’histoires personnelles, de cultures, de peuples n’existerait. Or, cette diversité est infinie. Dans un couple, en famille, au travail, dans ses relations sociales, dans son club de sport, etc., partout où se développent des relations entre personnes – et des rapports entre groupes de personnes – des tensions sont susceptibles de s’installer, pour différentes raisons.  À tout moment les personnes doivent composer avec les autres.

Facteurs de conflits

Selon eux, la divergence d’intérêts, des points de vue ou d’opinions, la défense identitaire, territoriale ou éthique le désir de pouvoir, de possession ou de domination sont des facteurs de conflits. Heureusement, le conflit ne s’installe pas tout le temps comme un obstacle infranchissable. Nous gérons des conflits et menons des négociations au quotidien, sans en avoir conscience. Les signes repérables de tension, gérés à temps, permettent d’éviter l’enlisement et le recours à un mode de communication agressif, voire violent.

Dans le cas de conflit interpersonnel, chacune des parties peut s’indigner, s’enflammer, surréagir. À l’inverse, elles peuvent nier ou minimiser leurs sentiments et les faits, quitte à maintenir un statu quo inconfortable. Les personnes peuvent aussi décider de prendre le différend à bras le corps et de le dépasser. Plus facile à dire qu’à faire ? En effet, car le conflit est vécu dans la souffrance et dans la peur, même s’il est utile, rationnellement. Sur le plan psychologique, ils expliquent que, lorsque des personnes sont impliquées dans un conflit ou vivent un conflit, elles sont soumises à leur état émotionnel qui génère des sentiments négatifs : elles peuvent être en colère, frustrées, apeurées, tristes, anxieuses, agressives, violentes : « L’agressivité ressentie est projetée sur autrui et l’on se sent menacé ; on redoute des blessures, pour soi comme pour les autres… Alors, face à ce sentiment de danger et aux affects pénibles qui l’accompagnent, beaucoup réagissent en taisant leurs griefs pour tenter d’éviter l’affrontement et de calmer le jeu »[11]

On comprend mieux dès lors pourquoi le conflit est considéré comme destructeur et fait peur; on comprend aussi pourquoi il est essentiel de le gérer d’une manière qui ne soit pas, elle, destructrice. En soi, finalement, le conflit n’est ni bon ni mauvais, c’est de la manière de l’aborder et de le résoudre que dépend sa force, destructive ou constructive.

Quelles réactions face au conflit ?

Un modèle semble faire l’unanimité dans les milieux psychosociaux internationaux : le modèle américain du dual concern¸ la double préoccupation, initié par de R.R. Blake et J.S. Mouton (1964), complété ensuite, en 1986, par D. Pruitt et J. Ruben.[12] Il présente l’intérêt de parler de stratégies et non de profils psychologiques types. Il existe dans ce modèle cinq modes de gestion des conflits. Chacune des stratégies présente des avantages et des inconvénients, en fonction de paramètres individuels et collectifs et de la situation à chaque fois particulière. Les différences individuelles de réactions, si des tendances devaient se dessiner, s’expliquent par la prise en compte de nombreux éléments[13] à ne pas négliger, particulièrement en milieu interculturel, comme le soulignent très justement Michel Sauquet et Martin Vielajus[14]. En effet, la rencontre interculturelle est caractérisée par une série de thèmes sur lesquels la rencontre peut achopper ou amener au constat de visions et de réflexes communs :

  • Les visions du monde de l’un et de l’autre : quels éléments structurent la compréhension de chacun sur le monde qui l’entoure ? Quelle est la place de la religion, de la tradition, de l’Histoire, dans les représentations culturelles ?
  • L’identité et les statuts : comment chacun se perçoit-il vis-à-vis des autres ? Qu’est-ce qui caractérise son identité, dans les deux sens du terme : l’identité qui le singularise, et l’identité qui le rend semblable à d’autres ? Comment les hommes et les sociétés considèrent-ils le rapport entre l’individuel et le collectif ? Quelles sont les différentes conceptions du « je », du « nous », du « ils » ? En quoi peuvent différer les rapports aux statuts sociaux, à l’âge, au masculin et au féminin ? Quel regard est porté sur la différence, qu’elle soit ethnique, religieuse, etc. ? Face aux incompréhensions et aux discriminations, quelles conduites et quelles stratégies identitaires voit-on se développer ?
  • Les cultures professionnelles et organisationnelles : quel rapport au travail et à l’efficacité ? Comment se posent les questions de différences culturelles dans le rapport à la norme, à la hiérarchie, au savoir ? Quelle est l’influence du culturel et du religieux dans le rapport à l’argent et à la possession ? Que signifient, dans les territoires où chacun est amené à intervenir, les mots « richesse » et « pauvreté » ? Quelle diversité de structures organisationnelles voit-on se développer ?
  • Les questions de langue et de communication : il s’agira enfin d’interroger la manière dont chacun communique et entre en relation avec les autres. Quelle est l’influence des langues maternelles dans les modes de pensée ? Quelle part de l’implicite dans la communication ? Les statuts respectifs de l’écrit et de l’oral sont-ils les mêmes d’un secteur à un autre, d’une aire culturelle à l’autre ? Quelles différences peut-on observer dans la gestion de l’affectif et de l’émotionnel, ou dans la propension à mêler vie privée et vie publique ?

Ce cadre de référence des personnes plonge donc ses racines dans ce qui fait que la vie de chacun et sa construction lui est personnelle : les origines culturelles, l’éducation, la jeunesse, l’histoire familiale, les expériences de vie, les études ou pas, les croyances, les facteurs religieux ou spirituels, les accidents ou les réussites de la vie, les rencontres humaines bienveillantes ou malveillantes, etc.

conflit

Gérard Gobert explique précisément ces 5 stratégies [15]

La stratégie de l’évitement (attitudes de retrait, de laisser-faire) présente l’avantage d’éviter la confrontation et permet de consacrer du temps à d’autres problèmes. En revanche, elle reporte l’examen des besoins, des intérêts en jeu, elle favorise le statu quo.

  • ·         Utilité : quand l’enjeu est sans importance, que les chances de gagner sont nulles, que les risques sont trop grands, qu’il faut temporiser, gagner de l’information, d’autres peuvent mieux résoudre le problème que soi.

La stratégie arrangeante, complaisante, ou d’accommodation vise à donner de la place à la partie adverse. Elle atténue les tensions, maintient la relation, apaise les tensions, évite de prendre parti, protège du conflit ouvert, réduit les symptômes trop dérangeants. Mais elle peut donner un faux sentiment de paix, d’indifférence.

  • ·         Utilité : quand on se rend compte qu’on a tort, que l’enjeu est plus important pour l’autre que pour soi, que de donner du crédit est important, que conserver une forme d’harmonie est important.

La stratégie dominatrice, ou de compétition se caractérise par de la rivalité, de l’autorité, de la domination, de la force. Elle prend le parti d’aller à l’encontre des intérêts de l’autre parti, elle consiste à s’opposer ouvertement, à lutter pour dominer et faire valoir ses intérêts au détriment de ceux de l’autre partie. Cette stratégie provoque une solution rapide dans un contexte donné, elle évite les longs débats, elle procure un sentiment de pouvoir. Mais elle est difficile à maintenir dans la durée. Elle n’est pas agréable pour les autres et peut provoquer un rejet.

  • ·         Utilité : quand il y a urgence, qu’il faut prendre des décisions impopulaires ou vitales.

La stratégie intégratrice, ou de la collaboration cherche quant à elle le consensus. Elle cherche à résoudre des problèmes de fond, à satisfaire pleinement toutes les parties, à éliminer réellement les désaccords ; elle permet de reconnaitre et d’évaluer les besoins et les intérêts communs. Elle préserve la relation. Mais elle est exigeante en temps, efforts et engagement.

  • ·         Utilité : quand il y a complémentarité des intérêts individuels, des protagonistes, qu’une relation à long terme s’installe et doit être maintenue.

La stratégie du compromis, ou de la négociation pour une recherche d’entente, vise la satisfaction partielle des intérêts de toutes les parties : le principe consiste à chercher ce qui est acceptable plutôt que ce qui est optimal. La recherche du compromis est axée sur des objectifs collectifs, vise à chercher une solution où les deux parties sont gagnantes en répondant partiellement aux besoins des parties. Elle met l’accent sur la solution, partielle. Ce qui peut être insatisfaisant puisque des problèmes restent non résolus.

  • ·         Utilité : quand les buts sont moyennement importants ou sont incompatibles, quand les parties ont un pouvoir similaire, quand on cherche des solutions temporaires ou urgentes, quand la collaboration ne marche pas, quand la force ne fonctionne pas.

Alors, le conflit, une relation sociale comme les autres ?

Le conflit, un mode de communication ordinaire

Dominique Picard et Marc Edmond ne sont pas les seuls à penser que le conflit fait partie du panel des modes de communication ordinaires. Déjà Georg Simmel, sociologue allemand de la fin du 19ème siècle, considérait le conflit comme une forme de relation sociale banale ; il en a examiné ses contours, ses raisons d’être, son développement, ses issues, bref, son rôle. « L’approche du conflit défendue par Simmel repose sur une conception complexe des relations sociales. Celles-ci ne sont pas tissées d’un seul fil. Le conflit s’étend ainsi dans chaque relation sociale. Il peut être secondaire dans le cas de la relation amoureuse mais également central dans la relation guerrière ».[16] Ainsi selon lui, les conflits inhérents aux relations sociales font la société, car ils obligent les gens  : « à aller au-devant l’un de l’autre, à se rapprocher (de l’autre), à se lier à lui, à étudier ses forces et ses faiblesses, à s’y adapter, à chercher toutes les passerelles qui pourraient relier sa propre personne et son propre travail au sien, ou à les établir (…) Plus encore, ce mode particulier de socialisation participe du processus de transformation des individus, de leurs modes interactionnels et donc du social puisque l’expérience quotidienne montre qu’un conflit entre deux individus peut très facilement modifier l’un d’entre eux, non seulement dans sa relation à l’autre, mais aussi en lui-même. »[17]

Dans le même ordre d’idée, Anne-Françoise Volponi[18] explique que le conflit au sein d’un groupe, s’il aide souvent à la réactivation des règles en vigueur, offre en outre l’opportunité d’élaborer de nouvelles règles. Il en est de même pour les conflits qui traversent les différentes organisations, parce qu’ils incitent à l’engagement, au lien entre les membres.

Nommer les choses, libérer la parole : une recette facile et universelle ?

Il faut cependant avoir à l’esprit que la gestion des conflits telle qu’analysée ci-dessus et les réponses techniques apportées présentent, selon nous, deux limites particulièrement puissantes dans notre champ d’activités qui réunit parents et enseignants :

  • La maitrise du langage, une forme de pouvoir : dans une relation entre des interlocuteurs qui ont des motifs de tensions, l’un d’eux peut détenir du pouvoir sur l’autre, déjà par le langage qu’il utilise et maitrise. Dans le champ scolaire, Pierre Bourdieu[19] parle d’intimidation linguistique à ce sujet, de l’aspect coercitif du travail de l’institution. Il précise aussi que les professionnels ont des façons de regarder l’enfant, de se tenir face à lui, de ne pas répondre éventuellement à ses questions chargées d’injonctions. Le parent ne s’adresse pas à un enseignant dont il est l’égal, il s’adresse à un membre d’un groupe mandaté par une institution pour communiquer d’une certaine façon. Il existe donc un rapport de force et de domination lourd à gérer, qui lui est imposé comme parent d’élève. C’est ce que les parents nomment le processus d’infantilisation dans leur rapport à l’école.
  • Libérer la parole, nommer les problèmes : on l’a vu, les techniques de gestion de conflits, pour éviter la violence, consistent à lever les malentendus, dire son désaccord, donner son point de vue, à exprimer une position différente en parlant. À nouveau, c’est le langage qui est au cœur de ces techniques. Or, cette approche est culturelle ; elle ne peut être considérée comme universelle. Cette approche peut être source de malentendus et de conflits ; faire de l’éducation permanente, comme c’est notre cas, en milieu multiculturel, demande d’y être attentif.

Conflit et démocratie, une relation positive pour du changement social

Michel Wierviorka, s’appuyant sur les travaux de Georg Simmel justement, se penche lui sur la dimension de rapports de groupes dans la société, ce qu’il appelle le rapport social : « Celui-ci est défini comme « un rapport, inégal, entre deux personnes, deux groupes, deux ensembles qui s’opposent au sein d’un même espace avec chacun comme objectif ou pour horizon non pas de liquider la partie adverse, et avec elle la relation elle-même, mais de modifier cette relation et tout au moins d’y

renforcer sa position relative ».[20]  Ce sociologue répondait à la question suivante en février 2018 : « Vous plaidez pour une réhabilitation du conflit, mais sans la violence. En quoi le conflit est-il constitutif de la démocratie ? Le conflit est fondamental en démocratie. La démocratie doit le laisser se construire et exprimer les contestations. Si tel n’est pas le cas, il est possible que les individus qui ne peuvent contester ressentent le besoin de passer à la violence. Autrement dit, le non traitement démocratique et non violent du conflit peut aboutir à des drames. Ce n’est jamais facile pour un chef d’entreprise de négocier avec les syndicats, ni pour un pouvoir politique de répondre à des contestations. Mais si on évacue le conflit, si on ne le traite pas, la violence extrême ressurgit. »[21]

Le conflit est dit social quand il est porté par des groupes sociaux et prend la forme d’actions collectives : les « Gilets jaunes » en France mais aussi en Belgique (bien que dans une moindre mesure) en sont-ils ?  À tout le moins, ce mouvement illustre bien les propos de Michel Wierviorka avec ce ras-le-bol généralisé et ce recours à la violence. Rappelons qu’au départ, la seule revendication concernait le plein de carburant. Petit à petit elles se sont étoffées (sans toujours être cohérentes entre elles), se portant davantage sur un appel à une vie digne et à des politiques plus sociales. Les rangs des manifestants ont grossi avec des profils de manifestants très divers. La violence, quant à elle, est présente depuis le début – rappelons cette automobiliste française en panique qui renverse une manifestante[22] –  même si beaucoup s’accordent à dire que désormais, elles sont le fait de « casseurs ». Le manque de structure et de représentants officiels permet sans doute une libération plus aisée de cette violence.

Dans notre champ d’activités qui s’appuie sur les fondements de l’éducation permanente, les parents, démunis, nous interpellent et questionnent les limites énoncées plus haut :  quels sont les outils de communication qui acceptent le conflit pour avancer, dans le respect de l’autre ? Comment dire les maux sans vexer l’autre, sans entrer dans une relation hostile, d’affrontement, d’agression? Comment dire ce qui doit être dit quand il existe un rapport hiérarchique ou d’inégalité entre des personnes ? Comment au sein d’un groupe aux intérêts à priori convergents des jeux de pouvoir et de domination liés à des personnes divisent et génèrent des rivalités et de la concurrence? Comment construire ensemble quand les parties prenantes (ou groupes d’intérêts) ont des croyances, valeurs, idéologies, cultures différentes et que l’une d’elle cherche à imposer sa vision des choses ? Comment prendre sa place quand on ne parle pas français comme les enseignants ? Plus globalement, qu’en est-il des personnes ne maitrisant pas la langue à laquelle est conférée un pouvoir et celles dont la culture de gestion des conflits ne repose pas sur l’expression ? Comment se retrouvent-elles dans cette injonction qui leur est faite ? Et quand les mots ne suffisent pas pour se faire entendre, qu’en est-il des actes ? Et passer à l’acte, est-ce synonyme de violence ? Dans le cadre des actions d’éducation permanente, les groupes de parents créent-ils des actions de conflits créateurs de changement social ?

Le rôle du conflit social dans le changement de la société – comme une méthode de révélation des tensions –  reste une dimension qui n’est pas abordée volontairement dans cette analyse : rendez-vous en 2019 pour examiner la question des « NMS », les Nouveaux Mouvements Sociaux.


[1] WERBER B,   www.bernardwerber.com/unpeuplus/innerview/pages/Communication.htm

[2] YAPAKA, Campagne « Un enfant difficile a toujours quelque chose à nous dire », sur yapaka.be.

[3] LORIERS B., « Le parent envahisseur à l’école, reflet de notre société individualiste ? », analyse de l’UFAPEC , novembre 2018.

[4] La question du conflit et des nouveaux mouvements sociaux, dans une approche macrosociologique, sera abordée dans une analyse à venir en 2019.

[5] www.littre.org/definition/conflit, vérifié le 31-11-18

[6] www.larousse.fr/dictionnaires/francais/conflit/18127, vérifié le 31-11-18

[7] GOBERT G., Des outils pour mieux gérer les conflits, Formation du CECOM asbl, 8-10 mai 2017.

[8] GOBERT G., Des outils pour mieux gérer les conflits, Formation du CECOM asbl, 8-10 mai 2017.

[9] POTTIN Y., La gestion des conflits dans les organisations, CREG, 2008.

[10] PICARD D. & EDMOND M., Spécificité du conflit relationnel, Collection Que sais-je ? P.U.F., Paris, 2008.

[11] PICARD D. & EDMOND M,  ibidem, p. 3.

[12] Notamment cité par SAUQUET M & VIELAJUS M., L’intelligence interculturelle. 15 thèmes à explorer pour travailler au contact d’autres cultures, Éditions Charles Léopold Mayer, 2014, pp.19-20.

[13] MARSAUDON E., « Gestion de conflits », intervention CDOS 2017.

[14] SAUQUET M & VIELAJUS M., L’intelligence interculturelle. 15 thèmes à explorer pour travailler au contact d’autres cultures, Éditions Charles Léopold Mayer, 2014.

[15] GOBERT G., Des outils pour mieux gérer les conflits, Formation du CECOM asbl, 8-10 mai 2017.

[16] Cité par CAPITAINE B. & MARSAC A., « Du cas limite de Georg Simmel à la conception de la violence par Michel Wierviorka – une exploration des marges du conflit », in Emulations, n°5, vol.3, 2009, pp.34-42, cité par AZAR M., « L’Education populaire… conflit et émancipation », étude du CFS-EP, 2014.

[17] Cité par CAPITAINE B. & MARSAC A., « Du cas limite de Georg Simmel à la conception de la violence par Michel Wierviorka – une exploration des marges du conflit », ibidem, p.

[18] VOLPONI A.-F., « La démarche de recherche comme médiation: point de vue de sociologue », in Esprit Critique, VOL.06, N°.03, 2004, http://espritcritique.uiz.ac.ma/0603/esp0603article06.pdf

[19] BOURDIEU P., Langage et pouvoir symbolique, Seuil, Paris, 2001.

[20] Cité par CAPITAINE B. & MARSAC A., « Du cas limite de Georg Simmel à la conception de la violence par Michel Wierviorka – une exploration des marges du conflit », ibidem,

[21] BLIN S., « Si on évacue le conflit, la violence extrême ressurgit », Magazine littéraire, 23 février 2018.

[22] G.L. & J.-M Dé., « Gilets jaunes : une manifestante tuée sur un barrage, 227 blessés en France », sur leparisien.fr, publié le 17.11.2018.


Bibliographie et sitographie

AZAR M., « L’Education populaire… conflit et émancipation », étude du CFS-EP, 2014.

BENASAYAG M., DEL REY A., Eloge du conflit, La Découverte, Poche, Paris, 2012.

BLIN S., « Si on évacue le conflit, la violence extrême ressurgit », Magazine littéraire, 23 février 2018.

BOURDIEU P., Langage et pouvoir symbolique, Seuil, Paris, 2001.

G.L. & J.-M Dé., « Gilets jaunes : une manifestante tuée sur un barrage, 227 blessés en France », sur leparisien.fr, publié le 17.11.2018. www.leparisien.fr/faits-divers/gilets-jaunes-une-manifestante-tuee-par-une-automobiliste-a-un-barrage-en-savoie-17-11-2018-7945110.php

GOBERT G., Des outils pour mieux gérer les conflits, Formation du CECOM asbl, 8-10 mai 2017.

GUTH S., « Le conflit et la morphogenèse des groupes », in Georg Simmel, La sociologie et l’expérience du monde moderne, sld Patrick Watier, Société/Méridiens Klincksieck, Paris, 1986, p. 208.

LORIERS B., « Le parent envahisseur à l’école, reflet de notre société individualiste ? », analyse de l’UFAPEC , novembre 2018, www.ufapec.be/files/files/analyses/2018/2118-parent-envahisseur.pdf

MARSAUDON E., « Gestion de conflits », intervention CDOS 2017. www.cdos33.org/wp-content/uploads/2014/01/Intervention-CDOS-gestion-conflits.pdf

PICARD D. & EDMOND M., Spécificité du conflit relationnel, Collection Que sais-je ? P.U.F., Paris, 2008.

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YAPAKA, Campagne « Un enfant difficile a toujours quelque chose à nous dire », sur yapaka.bewww.yapaka.be/enfantdifficile

Télécharger l’analyse dans son intégralité : “On n’est pas d’accord : c’est grave ?”, une analyse de Joëlle Lacroix.

 

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