6.20 / Trop faibles pour ouvrir une porte ?

Télécharger “Trop faibles pour ouvrir une porte ?”, une analyse de Daphné Renders

 

L’analyse en un coup d’œil

 

L’année 2020 aura été une année bien particulière avec sa pandémie. Mais quoi de mieux pour rajouter un peu de fun dans notre quotidien trop réglé et prévisible ? Plus sérieusement, de nombreuses personnes ont espéré un changement de société durant cette période, une remise en question de nos modes de fonctionnement et de consommation, de nos pratiques, de notre façon de travailler, etc. Pouvait-on espérer mieux que de tendre vers une société soucieuse de son environnement, moins consumériste et qui se dirigerait vers d’avantage d’égalité ? C’était l’occasion parfaite de remettre en cause nos traditions, notre vision du monde tout en questionnant le sens de nombreuses choses.

En tout cas, cette période étrange m’a au moins permise de creuser une question qui me chiffonne depuis des années : a-t-on encore réellement besoin de pratiques telles que la galanterie de nos jours ? Est-ce réellement utile dans notre quotidien ou bien ne serait-ce qu’un reste de tradition issue d’une autre époque et vidée de son sens ? Et si le moment était venu de mettre ces idées par écrit ?

 

Introduction

Durant le confinement, dans un moment de faiblesse, je me suis laissée aller à regarder une saison entière d’une téléréalité dont je tairai le nom. Il y était question de relations amoureuses et de vie en communauté, de drague, de ruptures, de séduction et j’en passe. Bien sûr, ce n’est pas nouveau de dire que toutes les téléréalités véhiculent des clichés extrêmement sexistes et enferment les candidats et candidates dans des comportements très genrés tout au long de la saison. Les téléspectateurs et téléspectatrices ne doivent pas s’identifier aux personnes filmées mais bien en rêver, fantasmer sur ces corps de rêve à la plastique parfois améliorée pour plus de virilité ou de féminité. Outre une attention particulièrement importante portée sur le physique (les émissions sont régulièrement tournées dans des pays chauds où le port du vêtement n’est pas indispensable), ces émissions ne sont pas connues pour leur haute valeur intellectuelle et philosophique – ce n’est d’ailleurs pas ce qu’on leur demande – mais en même temps véhiculent une quantité de messages et de comportements qui seront intériorisés et reproduits par une partie leur public. Ce n’est pas pour rien que les candidats et candidates visent des carrières d’influenceurs et d’influenceuses à leur sortie ou tentent de se recycler dans d’autres émissions du genre après avoir écumé les boites de nuit et les plateaux télé.

Au milieu de conversations sans intérêt, un aspect revenait régulièrement : « Moi, je suis un vrai bonhomme, je suis galant moi ! », « Nan mais moi, pour qu’un mec me plaise, je veux qu’il soit galant, qu’il m’offre des fleurs et me tienne la porte », « Je vais me la jouer galant au rendez-vous et après ce sera dans la poche », « Et là, on arrive sur le parking et évidemment je lui ouvre la portière de la voiture, je suis un vrai mec moi ! », etc. C’est marrant comme le concept de galanterie semble indispensable à la drague pour les deux partenaires.

Et cette galanterie, même si elle semble extrêmement importante pour séduire dans ce genre d’émissions, reste malgré tout présente dans notre société. Mais est-elle vraiment un atout ? N’est-elle pas complètement sexiste et dépassée à notre époque ? Pire encore, n’est-elle pas qu’une vague tradition, transmise génération après génération, dont nous aurions égaré le sens et l’intérêt en cours de route ?

 

Revenons aux bases: la galanterie, c’est quoi ?

Quand on pense « galanterie », de nos jours, les réponses peuvent être relativement diverses : l’homme tient la porte à la femme, il la laisse rentrer la première dans une pièce, lui porte ses sacs trop lourds, lui glisse sa veste sur les épaules lorsqu’il fait froid, paye l’addition au restaurant, etc. En creusant un peu, on peut rajouter qu’il marche devant elle pour descendre les escaliers afin de la rattraper si elle tombe et derrière elle quand elle les monte pour éviter de voir sous sa jupe. Ces comportements viennent d’une tradition dont nous avons arrêté de questionner le sens depuis bien longtemps. Mais une image reste : les femmes seraient trop faibles et fragiles pour faire toutes ces choses elles-mêmes. Heureusement que des hommes virils et prévoyants volent à leurs secours dans les moments de faiblesse.

Un peu d’histoire

Cette galanterie vient bien de quelque part, toute personne ne vient pas au monde en connaissant des codes universels de bienséance et de galanterie. Déjà, parce que la galanterie telle que nous la connaissons est issue d’une histoire, d’une tradition, d’un contexte particulier et les personnes qui la pratiquent s’en approprient certains gestes. Elle est le produit d’une société à un moment bien précis et dans un contexte précis.

Le dictionnaire Larousse nous dit, avec les termes suivants :

Galanterie : n. f. Politesse empressée auprès des femmes. Propos, compliments flatteurs adressés à une femme (surtout pluriel) : Débiter des galanteries. Littéraire. Recherche d’aventures amoureuses, de bonnes fortunes. Synonyme : courtoisie.

L’apparition de la galanterie dans l’histoire pourrait être issue de différentes traditions, un modèle de relations entre hommes et femmes au XIIème siècle (l’amour courtois) ou alors serait apparue plus tardivement dans les salons. Dans ces salons, les femmes de la noblesse recevaient, « elle se développe comme un comportement social adopté par les hommes et les femmes, partageant la noblesse de « l’âme » et du sang » . Cette galanterie, mise en pratique par une série de comportements qui règlent les relations entre hommes et femmes, évolue à travers le temps pour se réduire au libertinage au XVIIIème siècle où « le libertin courtise des femmes galantes qui abandonnent vite vertu et honneur » .
Et enfin, au XIXème, la galanterie n’est plus qu’apparence et est enseignée comme un art, celui de bien se tenir en société. Mais l’objectif est clair : les femmes ne doivent plus prendre la parole en public ou dans les salons, et surtout arrêter d’exprimer leurs idées. Cette galanterie, telle que nous la connaissons de nos jours se transforme en coquille vide, des mots et des gestes de plus en plus superficiels .

La galanterie de nos jours

La galanterie telle que nous la connaissons à notre époque est un ensemble parfois flou de « bonnes manières », d’attitudes à adopter pour « bien se comporter », mais sans que tout ne soit très clair. Alors oui, il reste des traces institutionnalisées : on sert les dames en premier au restaurant et c’est souvent Monsieur qui goûte le vin (même si cela tend à changer). Les autres formes que la galanterie peut prendre sont un peu plus obscures : il est question que l’homme paye l’addition, tienne les portes, protège la femme des agressions extérieures, ce genre de choses. Mais, les femmes en ont-elles vraiment besoin ? À partir de quel moment considère-t-on que ces gestes représentent un poids pour les deux parties qui les mettent en pratique ?

Si ces gestes ont un côté rassurant pour certaines personnes de par leur prévisibilité, comme tout code social, ils peuvent très vite représenter un poids et peser sur les épaules de tout le monde.

Aujourd’hui, toutes les notions se mélangent : politesse, galanterie, courtoisie, séduction, respect, attention, aide désintéressée … mais pourquoi la galanterie est-elle encore dans cette liste ?

Les relations entre les personnes tendent vers plus d’égalité, vers une forme de réciprocité. Il n’est pas rare de voir une femme tenir une porte, payer l’addition ou encore aider un homme à porter ce qu’il a dans les bras. Puisque la galanterie est à sens unique et ne va que d’un homme vers une femme (en excluant au passage toute une série de personnes), pourquoi continuer à utiliser ce concept ? Pourquoi qualifier l’action d’une femme tenant une porte à un homme de « politesse » mais l’inverse de « galanterie » ? Ne pourrions-nous pas être enfin égales et égaux face à ce genre de gestes ? D’autant plus que la galanterie renvoie vers des schéma hétéronormés qui excluent toute une série de rapports entre les gens.

 

Sexisme et galanterie

Le sexisme bienveillant

Des chercheurs américains ont publié une étude en 2015 dans laquelle ils identifient et expliquent le concept de « sexisme bienveillant ». Deux « sexismes sont à différencier : le sexisme hostile et le sexisme bienveillant » . Quelques exemples pour bien comprendre les deux :

Sexisme hostile

– Bannir les femmes des clubs de sports ou de certains lieux de rassemblement.
– Siffler les femmes
– Afficher des calendriers de femmes nues
– Laisser les tâches ménagères aux femmes
– Faire des remarques et blagues sexistes
– Critiquer le physique des femmes sans écouter leurs idées
– Dire que la place des femmes est à la maison avec les enfants
– …

Sexisme bienveillant

– Tenir la porte
– Appeler les femmes « ma chère », « ma chérie »
– Engager une femme parce qu’elle va apporter de la douceur ou un esprit maternel dans l’équipe
– Refuser de partager l’addition
– Dire qu’il est normal qu’un homme se sacrifie pour apporter du confort de vie à sa femme
– …

Tant dans le sexisme hostile que le sexisme bienveillant, il est clair que les femmes sont perçues comme inférieures aux hommes, ce qui est la base même du sexisme.

Le sexisme bienveillant, dont la galanterie fait partie intégrante, est vu comme un ensemble de comportements plus agréables, plus sympathiques, plus gentils, et donc mieux accepté et intériorisé par tout le monde, hommes comme femmes. Et toutes ces petites attentions considérées comme du savoir-vivre, comme une éducation de qualité, sont valorisées et parfois recherchées dans des phases de séduction. Cet ensemble de comportements apparaît comme moins dangereux, plus agréable même, et donc peu perçu comme sexiste. Dans ce contexte, la galanterie garde une image très positive et romantique qui perdure à travers le temps. D’autant plus que ces comportements partent d’une bonne intention, d’une envie de faire plaisir et de se positionner comme quelqu’un de sérieux et de respectueux.

La galanterie, une mécanique sexiste

Claire Serre-Combe, de l’association Osez le féminisme, dit très justement : « Les femmes ne sont pas des petits êtres fragiles qu’il faut protéger. Or, c’est un peu le message que véhicule la galanterie. Je suis tout à fait capable d’ouvrir une porte toute seule. Et si on me la tient, j’ai envie que ce soit parce que je suis un être humain, et non une femme . »

Cependant, toutes les femmes ne partagent pas cet avis et toutes n’ont pas une vision tranchée de l’archaïsme de la galanterie. Dans la tribune sur « la liberté d’importuner » qui a suivi de très près le #MeToo, les cent femmes signataires catégorisaient la galanterie comme « une singularité française » qui n’aurait rien « d’une agression machiste ». Après tout, nous ne pouvons obliger personne à abandonner ses croyances et traditions, seulement pousser à se questionner.

Dans son 1er état des lieux du sexisme en France, le Haut Conseil à l’Égalité entre les Femmes et les Hommes aborde justement cette question de la galanterie et de son lien avec le sexisme : « La galanterie, qui repose sur l’asymétrie des sexes, est une contrepartie des sociétés patriarcales visant à maintenir les femmes dans leur état d’asservissement. (…) Symboliquement, ces gestes permettent d’une part de mettre en valeur la force physique des hommes, signe de virilité et donc d’appartenance au groupe dominant des hommes, et d’autre part de placer l’individu dans une position active imposant alors à la personne en face d’être une spectatrice passive. Ainsi, l’un est en position de protéger, l’autre d’être protégée. »
L’historienne Michelle Perrot rajoute même que la galanterie relève d’une forme de sexisme particulièrement efficace pour maintenir les rapports de domination, celle de « dissimuler l’inégalité sous les fleurs ».

Les traditions et les gestes évoluent, mais la domination perdure ! Tout comme les contraintes pour les deux sexes !

 

Changer la galanterie

Claire Serre-Combe : « C’est très dur de lutter contre la galanterie, puisque ça part d’une bonne intention. Devant les inégalités salariales, les violences conjugales et une considération déséquilibrée, la galanterie semble être un écran de fumée. Plutôt qu’on m’avance ma chaise au restaurant, je préférerais que nous soyons autant payées que les hommes et plus du tout victimes de violences conjugales ». Le constat était déjà le même pour Simone de Beauvoir au XXème siècle dans Le Deuxième sexe où elle y présente la galanterie à la française comme garante d’une domination des femmes, un moyen de les empêcher de s’exprimer ainsi qu’un modèle de séduction ayant perdu tout autre sens. Elle y dit : « La femme est vouée à la galanterie du fait que ses salaires sont minimes tandis que le standard de vie que la société exige d’elle est très haut (…) il faut qu’elle plaise aux hommes pour réussir sa vie de femme ».

La galanterie est une tradition construite, apprise et entretenue. Elle peut donc être déconstruite et remplacée par des comportements plus égalitaires qui seront bénéfiques à tout le monde. Fini cette virilité de façade que les hommes doivent afficher pour avoir l’impression d’être pris au sérieux, qui les oblige à prendre les décisions et toutes les initiatives. Fini ce sexisme bienveillant qui place les femmes dans une attente passive. Supprimons cette domination artificiellement construire pour baser nos relations sur des fondations saines et égalitaires. Comme le souligne si bien Claire Serre-Combe : « Ce que nous voulons, c’est qu’il y ait une politesse égale entre les sexes, un respect mutuel, sans spécificité selon que l’on soit un homme ou une femme . ».

La galanterie sert souvent de prétexte à la séduction. Mais avons-nous réellement besoin de ces codes pour entrer dans les jeux de séduction ? Avons-nous tellement besoin de nous raccrocher à ces codes sociaux d’un autre âge ? Ou alors ne pourrions-nous pas inventer nos propres codes qui auraient enfin de sens pour chacun et chacune d’entre nous ? Tout changement fait peur et c’est une tradition idéalisée et ancrée dans notre culture qui doit s’adapter. Les combats vers plus d’égalité ne peuvent se mener sur un seul front, et tout petit changement, aussi minime soit-il, pourra avoir un effet très important sur de très nombreuses personnes. Laissons ces traditions dans nos livres d’histoires et dans les films historiques, pour enfin nous créer nos propres codes à partir des principes d’égalité et de respect de tous et toutes.

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